Ras la carotte !

« On nous demande de nous moderniser… puis on nous saborde » ! Buraliste près de Toulouse, Stéphane Crabette pousse un coup de gueule contre des décisions qu’il juge incohérentes : hausses de taxes, fin des limites aux achats frontaliers, explosion du marché parallèle. Entre colère froide et humour noir, il alerte sur l’avenir d’une profession qu’il redoute condamnée.

Ras la carotte !

Pouvez-vous vous présenter ?


Je suis buraliste dans la région de Toulouse. J’ai fait partie des premiers à transformer mon point de vente, à l’été 2019. À la base, c’était une bonne idée, mais avec le temps, on voit toute l’incohérence du système. Ça ne sert à rien de moderniser les buralistes si, ensuite, on mène une politique qui les prive de clients.

Pourquoi avoir réalisé cette transformation ? Quels étaient vos objectifs ?


Je voulais moderniser mon magasin et proposer de nouveaux services et produits, pour réduire la place du tabac dans mon chiffre d’affaires. L’aide de l’État, qui finançait 30 % des travaux, était significative, il faut l’admettre. Il n’y avait pas de raison de refuser. Mais ce que l’État a donné d’une main, il l’a repris puissance dix de l’autre. C’est perdu pour nous et pour lui. En revanche, c’est gagné pour les trafiquants et pour l’étranger. C’est totalement incohérent.

Vous pointez la responsabilité de l’État ou de la Confédération ?


Clairement, celle de l’État. La Confédération, je pense qu’elle n’a pas compris qu’on jouait un match de dupes. Au début, ce n’était pas évident, mais c’est devenu limpide. Je reproche au premier son incohérence totale, et au second de faire comme si rien n’était. Par exemple, le thème du Losange l’an dernier, c’était « comment réussir sa transformation ». Cette année, ce sera « comment réussir sa liquidation » (humour du désespoir) pour beaucoup de collègues.

Qu’est-ce qui a le plus changé dans votre quotidien ces cinq dernières années ?

«Le client qui part acheter ses cigarettes dans la rue ou en Andorre ne basculera jamais sur des solutions de sevrage alternatives.»

À Toulouse, nous sommes à deux heures de l’Espagne et de l’Andorre. Jusqu’en 2023, ça se passait plutôt bien. Mais en 2024, Thomas Cazenave, notre éminent ministre chargé des Comptes publics, a décidé d’augmenter le paquet d’un euro. Jusque-là, on était habitués. Puis, quelques mois plus tard, sous une soi-disant pression européenne*, il a levé les restrictions d’achat aux frontières**. Là, tout a basculé : les clients n’ont plus accepté les hausses, ils se sont tournés vers d’autres solutions, légales ou non. La baisse des ventes de tabac ne signifie pas moins de fumeurs, juste plus de marché parallèle.

Et cette baisse n’est jamais compensée par les nouveaux produits liés à la transformation ?


Jamais. Nous en sommes très loin.

Quel est l’état d’esprit des buralistes aujourd’hui ?


On est dépendants de l’État. Si ça continue, Madame Vautrin et ses amis bien-pensants n’auront pas en 2035 un monde sans tabac mais un monde sans buralistes.

La diversification (jeux, colis, café…) est-elle rentable ?

Je vais vous répondre en deux points. Globalement, oui, mais tout dépend du potentiel du magasin. On compare toujours à la rentabilité du tabac (8,35 %) et de la FDJ (environ 5 à 6 %). Il y a des activités plus rémunératrices. Mais on ne peut pas pousser les murs. Mettre en avant des transformations de grandes surfaces, c’est bien, mais ça ne concerne qu’une minorité. Le bureau de tabac de centre-ville de 30 m², pour lui, c’est vite réglé.

Et le deuxième point ?


Quand on se diversifie hors monopole, la concurrence est féroce. Derrière mon mur, il y a un Lidl qui vend moins cher que mon prix d’achat. Voilà la limite.

Les marges sont-elles encore tenables ?

Les aides compensent-elles la perte ?


Face à la grande distribution, on ne peut pas se battre. On gagne quelques achats d’impulsion, c’est tout. La diversification, c’est surtout du dépannage. Si vous avez un rayon papeterie et que Leclerc, Office Dépôt, etc. cassent les prix, vous êtes mort. Ce n’est pas pérenne. La transformation aurait été positive si elle nous permettait de maintenir notre chiffre tabac tout en développant autre chose. Mais quand on perd 10 % de la clientèle fumeurs, la transformation ne compense rien.
Quand vous notez à hauteur de 30 %, il reste de la douleur.

«Il faut donner aux commerces de proximité les moyens de vivre.»

70 % à financer. Le commerçant fait ses comptes : quand l’activité baisse, il n’investit pas. C’est du bon sens.

Vous ne reprochez pas l’aide, mais la politique globale.

Exactement. C’est incohérent. On ne peut pas demander aux commerçants de se moderniser et, en même temps, leur couper l’herbe sous le pied. L’argument sanitaire a bon dos. Celui qui achète à Barbès ou en Andorre n’aura jamais un vendeur qui lui propose d’arrêter de fumer ou de passer à la vape. Alors qu’un buraliste, lui, a tout intérêt à le faire. C’est une politique débile.

La cigarette électronique prend des parts de marché. Avez-vous commencé cette transition ?

Évidemment. Mais là encore, le problème, c’est qu’il est facile d’acheter en ligne.

Quelles solutions proposez-vous contre le marché parallèle ?

Déjà, rétablir une limite aux achats aux frontières. Ensuite, multiplier les opérations comme Colbert : chaque fois, les résultats sont excellents, même si ça n’a eu lieu qu’une fois (rire)… Enfin, le point fondamental : revoir les 84 % de taxes que s’octroie l’État.

La relation client a-t-elle changé ?

Les gens restent attachés au commerce de proximité. Ils me disent qu’ils ne viennent plus uniquement parce que c’est trois fois moins cher ailleurs. Je ne peux pas leur en vouloir. Il faut donner aux commerces de proximité les moyens de vivre.

*La limite stricte d’une cartouche n’existe plus. Vous pouvez rapporter jusqu’à 800 cigarettes (4 cartouches), ou 400 cigarillos, ou 200 cigares, ou 1 kg de tabac à rouler — toujours pour une consommation personnelle. La suppression de la limite entre pleinement en vigueur le 2 juillet 2025, grâce à l’abrogation définitive du cadre légal antérieur.